Définition : que signifie l’expression « Avoir pignon sur rue »

07/10/2021 4 min


Par Julien Soulié

Je ne sais pas pour vous, mais, quant à moi, je ne cesserai jamais d’être ébloui, fasciné, subjugué par la richesse scandaleuse du français en matière d’homonymes (il faudrait presque lui faire payer l’ISF – l’impôt sur les faux amis). Cet émerveillement constitue peut-être un vice ou une pathologie, je ne le nie pas… Mais, franchement, n’est-il pas miraculeux de pouvoir dire, sans que notre interlocuteur sache si c’est du lard ou du cochon (ou plutôt du fruit ou de l’humain) : « Tous les matins, au petit-déj’, j’apprécie d’avoir mon avocat » ?

Il en va de même pour des centaines d’autres homonymes homographes, c’est-à-dire qui ont la même orthographe, comme pompe (à vélo), en grande pompe et pompe (chaussure). Parmi eux, le très discret pignon se retrouve dans l’expression bien connue avoir pignon sur rue. Mais de quel pignon parle-t-on ?

Quelle est la signification et l’origine de l’expression avoir pignon sur rue ?


Le pignon, c’est pour votre pomme

Le premier pignon est un terme régional méridional (on dit aussi une pigne, dans le Sud). Il vient du provençal pinha, lui-même issu du latin nux pinea (« pomme de pin ») et désigne – l’étymologie est rudement bien fichue, parfois – la graine de la pomme de pin, laquelle est, rappelons-le, l’organe reproducteur du pin. Pensez-y, la prochaine fois que vous voudrez en mettre dans votre pesto alla genovese fait maison et avec amour… En l’occurrence, rien à voir avec notre expression – à moins que vous ne plantiez des pins pignons pile devant votre demeure (et pourquoi pas ?).


Biclou, VAE et tutti fixie

Le deuxième pignon (dérivé de peigne, du latin pecten) nous fait mettre le doigt dans l’engrenage : il s’agit en effet d’une petite roue dentée, la plus petite des deux roues d’un engrenage. Les cyclistes connaissent bien ce terme : situé sur le moyeu arrière, le pignon est la roue sur laquelle s’accroche la chaîne entraînée par le pédalier. Et si vous n’y comprenez pas grand-chose, demandez à votre réparateur vélo, il se fera un plaisir, entre deux chambres à air à changer, de vous expliquer tout ça. Au passage, notons que le fixie, si tendance aujourd’hui, a un équivalent français un tantinet lourdaud, mais très explicite : « vélo à pignon fixe ».


Il est mignon, mon vieux pignon…

C’est notre troisième pignon qui est le bon. Issu du latin populaire pinnio (lui-même dérivé du latin classique pinna, « aile », « merlon, créneau »), il apparaît au XIIe siècle, avec le sens de « sommet (d’une montagne) », puis s’applique assez vite à la partie supérieure d’un mur. Plus précisément – attention, suivez bien et faites fonctionner votre imagination géométrico-architecturale –, le pignon désigne cette partie lorsqu’elle est triangulaire et que ses côtés sont disposés en escaliers (c’est bon, vous tenez le concept ?). Il s’agit alors d’un pignon à redans (je sais que vous adorez tous ces termes techniques) et c’est ce pignon-là qui figure, à partir du XVIe siècle dans la locution avoir pignon sur rue, soit, au sens propre : « posséder une maison dont la façade a son pignon sur la rue ».


De pignon à pognon

Or, jadis, qui possédait de telles demeures ? Certainement pas les pauvres, dont les habitations avaient pignon sur ruelle ou sur cours (si possible crasseuses, boueuses, louches et interlopes, tant qu’à faire) ! Seuls les plus aisés possédaient des maisons (ou des commerces) dont le pignon donnait sur la rue. D’ailleurs, celui-ci était évidemment orné et décoré selon la fortune du propriétaire, si bien qu’il en est venu à symboliser à lui tout seul l’opulence : un signe extérieur de richesse, en quelque sorte – le précurseur du bling-bling. Ainsi, dès la fin du XVIe siècle, l’expression avoir pignon sur rue s’emploie au figuré pour qualifier un homme fortuné, puis, vers 1850, un commerçant dont le magasin est bien situé et renommé – on sent les prémices du capitalisme moderne !

Enfin, la locution va même jusqu’à perdre son aspect pécuniaire pour se dire, de façon très générale, de quelqu’un bénéficiant d’une jolie notoriété dans son domaine. Comme le dit avec tant de panache l’inimitable Cyrano de Bergerac, dans sa fameuse tirade du nez : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue, C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! » Rideau.

L’info en plus

Il existe en français des homonymes homographes (avocat/avocat), comme nous l’avons vu… Mais on trouve aussi quelque chose de plus amusant : les homographes hétéronymes, appellation très barbare pour désigner tout simplement des termes s’écrivant de la même façon mais se prononçant différemment : Ce punch fruité me donne du punch ; Nous notions les notions ; Je vais poster ton poster ; Il veut boxer en boxer ; Tes fils ont cassé leurs fils ; Comment supporter ce supporter ? ; sans oublier l’illustrissime (et gallinacé) Les poules du couvent couvent.



Article rédigé par l’auteur Julien Soulié. Découvrez son portait ici.